Eric Zemmour pitre borgne au royaume des aveugles

Eric Zemmour à la télé: 2H de rigolade ! Je ne comprends pas que les gens qui l’ont en face d’eux n’éclatent pas de rire devant le comique involontaire de ce petit bouffon à moitié intelligent qui vit comme une Bovary de l’Histoire de France dans un monde de références désuètes et de grandeurs muséales. En revanche ce qui est moins drôle, ce qui est dramatique, c’est la faiblesse pathétique des adversaires qui lui sont opposés : Samia Ghali n’avait tout simplement rien à dire, et quant à Le Maire il ne sait que se raccrocher sans cesse à une morale du bon sens aussi rassise que creuse. Une référence à Renan et le voici le bec cloué, comme si c’était parole d’évangile ! Est-ce que la République n’a rien à répondre à ce petit maître qui n’a que la force de ses obsessions, le niveau culturel d’une bourgeoisie moyenne de province des années 1930, et aucune idée plus originale que ce qui patauge à la surface des caniveaux de la droite la plus vaseuse : le grand remplacement, la tentative d’éradication des hommes, la perte d’autorité, le nucléaire c’est bien, les immigrés nous envahissent, l’islam c’est mal, l’islam (quel islam? qu’importe les détails !) est toujours politique, l’école fait de la propagande droit-de-l’hommiste, les impôts sont trop élevés, il faut élever l’âge de la retraite, les étrangers coûtent trop cher, etc… ? Un vrai dictionnaire des idées reçues de la droite débile ! (La gauche n’est pas moins débile, hélas, dans ses propres idées reçues…)Ne parlons même pas de l’absurdité irréalisable d’absolument chaque point du vague programme et de l’impossibilité d’obtenir quelque précision que ce soit sur quelque sujet que ce soit… Mais puisqu’Eric Zemmour cite Renan je vais aussi citer Renan, au cas où l’on serait aussi naïf que Le Maire devant ce soi disant argument d’autorité morale et intellectuelle: « La conquête d’un pays de race inférieure par une race supérieure, qui s’y établit pour le gouverner, n’a rien de choquant.  » Bel évangéliste en vérité !
Le mérite fonctionnel d’Eric Zemmour, c’est que sa personne et son intelligence médiocre de bateleur obsessionnel suffise à perturber l' »élite » politique, dont la soi disant supériorité, validée dans nos plus grandes écoles, se dégonfle immédiatement à la première piqûre d’un un-peu-moins ignorant, ou un-peu-plus habile rhétoriqueur qu’elle ne l’est.
Comme une bouse tombée dans une mare flotte à notre grand étonnement: la mare était donc de la merde.

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Combien restera-t-il de ces objets à la surface de notre époque ?

« Un jour peut-être tu accompliras un objet parfait et qui ne semble pas avoir été touché.Tu n’as rien de plus à faire, mais pas moins. Un poème, un conte, un texte qui garde son secret et qui restitue à Dieu, sans même te voir, ce que Dieu avait mis en toi; un texte aussi parfait, aussi serré et aussi irréductible qu’un mort. Combien restera-t-il de ces objets à la surface de notre époque ? »

Joë Bousquet, Le Meneur de Lune, VII

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Le volcan de Trimalcio

Pour finir, Trimalcio peignit un volcan. Dans notre région déjà criblée de légendes et comme percluse par le mythe de toutes parts, le volcan ne s’ajoutait à vrai dire qu’à la fin d’une longue liste de sites et attractions remarquables, parmi ceux offerts à la curiosité du voyageur érudit. Dans les guides de voyages, où il figura dès lors, le volcan ne prit d’ailleurs place qu’à l’extrémité d’une catégorie « Mérite un détour », elle-même très inférieure à celle des « Vaut le voyage », tant nombreux sont les phénomènes Phlégréens, les sources miraculeuses, les statues Paniques marmoréeennes, et les étagements somptueux de plans célestes qui ornent les coupoles réelles ou feintes de nos églises.

De même, pour la technique il ne se séparait pas du maniérisme habituel à son époque, dont on peut admirer la forme la plus achevée dans l’œuvre de son contemporain le Puisatiers (on recommande la visite, par exemple, de l’extraordinaire fresque en trompe-l’œil peinte par ce dernier sur les voûtes de la Sainte Ignace del Pancreazio). Et enfin le thème volcanique n’avait pas manqué d’inspirer des générations d’autres créateurs, dans notre région où l’on marche pour ainsi dire sur les toits de villes anciennes, conservées dans leur lit de lave.

Néanmoins le volcan de Trimalcio était différent. Et pas uniquement, comme on l’a écrit, en raison de son cratère imbu d’étoiles, dans les profondeurs duquel l’eau sombre d’un ciel nocturne, se reflétant perpétuellement, procurait un trouble étrange — mélange de fascination pour l’éclat magnétique des astres semés en rangs réguliers, et de vertige pour l’affolement temporaire du sens de gravité pris entre les deux cieux.

(Le contraste magnifique du bleu somptueux qui s’étalait au fond du cratère et de l’ocre des parois montre d’ailleurs à quelle maîtrise le peintre était parvenu au temps de sa maturité, et que peut-être fut injuste la relative obscurité dans laquelle ses contemporains le maintinrent.)

Et ce n’est pas non plus le dieu suspendu sur un nuage, au centre et à l’aplomb du cratère, qui distinguait éminemment l’œuvre de Trimalcio de celles de ses collègues — bien qu’on ne vît de ce Céleste, d’une manière inhabituelle, qu’un dos musculeux, les cheveux bouclés d’une tête à jamais tournée vers l’effarement d’un mystérieux prodige, et l’esquisse d’un bras et d’un index suspendus dans la désignation invisible, hors-champ de l’oeuvre (le reste — drapés de toge, chevilles puissantes — se perdait dans les volutes du nuage où le dieu prenait son assise).

Tout cela, donc, n’aurait pas suffi à assurer à son auteur une réputation plus grande que celle d’autres faméliques peintres de retables, dont l’identité est à peine connue, et qui avaient parcouru le pays en proposant leurs pinceaux à des curés épris de beauté mais avaricieux. Non, ce qui consacra la présence du volcan de Trimalcio dans les étapes facultatives du Grand Tour, ce fut l’extrême minutie qu’il mit à parfaire les parties en trompe-l’œil.

En effet si l’on ne pouvait évidemment hésiter plus d’un instant — le court instant de surprise où s’atermoie la raison — avant de conclure à la facticité du Dieu suspendu au dessus du gouffre — et si le ciel nocturne qui tapissait le fond du cratère était par trop immuable pour que le doute s’y accroche longuement — en revanche le peintre avait poursuivi jusqu’à la maniaquerie l’effet de réalisme pour tous les abords du cratère. Soit lui, soit une puissance administrative ultérieure et bienveillante, en tout cas quelqu’un avait complété la circonférence d’une bien réelle balustrade en fer. Laquelle — peut-être à dessein, et dans ce cas on voit mal qui d’autre que l’artiste aurait élaboré cet appareil  —, en surplombant le gouffre de ses rails rassurants, à la fois indiquait au visiteur un parcours possible et sûr à sa déambulation, mais aussi condamnait à l’incertitude ce même visiteur quant à ce qui, dans le paysage qu’il découvrirait, serait relief ou serait surface peinte.

Cet empiètement mutuel de l’art et de la nature s’accentuait du fait que certaines roches, sur le bord de ce chemin que traçait la balustrade autour du cratère, certaines roches étaient réelles et projetaient leur ombre sur les pieds du visiteur, tandis que d’autres, peintes, n’étaient que vaguement esquissées comme pour souligner subtilement ce que toute cette production devait à la fantaisie. À y regarder de plus près, il n’était pas jusqu’à l’épaule du Dieu qui ne fût saillante —sculptée dans l’albâtre ou dans une autre roche aussi blanche—, ainsi qu’une partie de sa toge —un drap agité d’un souffle imperceptible— ; aucun volume ne paraissait enfler les boucles de sa chevelure.

Mais le trait de génie qui consacra Trimalcio (par l’attribution, au passage, d’un mérite qui peut-être aurait dû revenir en droit à l’anonyme bienveillante et ultérieure autorité administrative) dans la faveur des hommes et des guides de voyage, ce fut d’avoir pensé à laisser, sur le long du parcours qui ceint le cratère, quelques endroits où la balustrade s’interrompt soudain et ne devient plus qu’un simulacre peint sur le sol, tandis que la main qui la tenait avec précaution s’enfonce tout d’un coup dangereusement vers le vide, en tentant instinctivement de se ressaisir d’une ombre… Et que dire de ces rochers sur le chemin de crête, qui pourraient bien ne pas être de vrais rochers, qui pourraient bien n’être que de traîtres leurres peints au dessus du vide ? Enfin il est un recoin, aménagé dans un enfoncement de la barrière, qui effraie même les plus téméraires : cette plate-forme au dessus du cratère, dont le sol grillagé constituerait un parfait belvédère pour admirer à loisir le ciel étoilé qui compose le fond du volcan — s’il était certain que tout cela ne fût une ultime malice du peintre ? Il en est peu, parmi tous ceux qui depuis plusieurs siècles qu’il a été achevé découvrent le volcan de Trimalcio, qui s’aventurent à poser le pied à cet endroit pour en vérifier la véracité….

Si le nom de l’artiste a survécu et survivra sans doute toujours dans la postérité, en revanche on ne sait rien de ses destinées après la livraison de cette œuvre.

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Long est le vol entre les mondes

Long est le vol entre les mondes… Guidés de quelles voix ? un grésil d’électromagnétisme, sans sommeil jamais dans les bras tournants du ciel, on ne sait, l’idée se débat dans d’étranges lueurs

Au dessus de l’affreux plafond d’orage s’agrègent les cumulus des langages ; dans le plasma de son dérivent des mondes comme bulles de savon, éclatent en conversations nasillardes: Pactole débordé de paroles sur les fréquences de Sacramento à Denver, de Dallas à Toronto. Pensées et dires, hymnes, piété, annonces, laisses, linceuls, trivialités, rires, qui se font poudres, flocons… Nécropoles de langages, calcifiées dans l’arbre de la pluie

La chaux de l’orage couve notre métropole de calcaire. Les anges pèsent de leur poids de fumée sur la cité des passions… Nous avons créé un miroir si vaste que nous ne nous y trouvons plus

(Au cours du fleuve dérivent des pépites rapides et frêles comme étoiles filantes… Des gens comme nous les prennent à leurs filets, les monnayent aux valvules où des effluents ténébreux s’écoulent vers d’obscures contrées d’argent… Des dieux hagards s’égarent parfois sur leurs terres, aveuglés, ivres, d’avoir bu trop de soleil.)

Mais ailleurs sommes-nous maintenant engagés, ailleurs, sobres, de l’éther, l’attente – nos yeux en hauts cils pour l’azur — l’attente d’une réponse (ô Dieu de l’Envol ! nostalgie jadis d’un désir)… Il est bien tard… L’eau fraîche de l’aube sans doute déjà dans les rues de München

Un signe des êtres conjecturaux perdus dans la cabine de commandement est espéré on imagine, dans la pénombre, le face-à-face interloqué avec la tour, les mots d’amour susurrés – miel des micros -, envoyés vers l’espace où flotte, sur la nuit suspendue d’eau et d’effluves de café, imbue de la luminescence des cadrans, la nacelle de l’Autre :  œil-roi hypnotique à la paupière d’essuie-glaces fort da fort da fort da

Les hôtesses passent et reversent du col la bienveillance des Mères : elles ont mon âge et la mûresse de mon visage, la même retenue coiffure blonde et sage, elles veillent sur nos ceintures. La tienne close, tu t’agites un peu, cherches sur ton siège la meilleure position, t’y loves, fermes les yeux, et  t’en remets à nous Céréalières, colmateuses des brèches de ta vie

Fatigués, usés, on voudrait enfin se délester de la tourbe de l’être, se désappesantir de la blanche conque de notre forme (animula…), au virage de l’aile, sur la tranchée noire du tarmac… Point blanc final chaviré dans la gyre de la faille abyssale, porté disparu au puits des prunelles

Tu dors déjà… Une ondée passe sur nous, nous vaporise de ses pleurs, lesquels se dissipent après avoir ouvert l’instant vif et frais d’une rémission (caverne du souvenir)

Et puis, dans nos veines soudainement avivées, poussée ! plain-sang des moteurs, avalement de la nuit par la nuit, arrachement… Sur le firmament charbonneux et lourd comme un sourcil de prophète s’ouvre la vulve du ciel où nous trouvons notre chemin ; et l’œil du régulier géant de la pluie, forclos, se détourne dans le néant

Comme la plate-forme était petite où nous nous tenions… Au départ pouvions-nous y voir nos existences rapetissées, harnachées à leur bancs d’huîtres et occupées à fomenter dans leur samsara, les perles salivaires du désespoir

Puis chavire l’orbe banale, s’absolve la terre derrière nous dans son caveau de vide –l’espace fossile d’où, nous sourdons calcites, où nous retournerons

La fixité rassurante des étoiles rétablit le penser dans ses racines

Dans l’obscurité altière et reposante, la vibration taille un sanctuaire d’immobilité ; alternants, des gardes-flancs de lumières toisent l’envergure de notre paix, illuminent de brefs éclairs la nuit où entre l’aile. Au firmament les fontaines vives des pulsars, extrêmes aiguilles de pensée, déversent leur lave cadencée d’honneur et d’opprobre. Tu dors.

(notre esprit un massif horrifié et sauvage, ne fussent les papillons clairvoyants épinglés au velours du ciel par les hommes de science – et leurs livrées d’étoiles, leurs coiffes d’aigrettes éblouissantes au sommet de leurs cimiers démenés…)

Pour l’humilité un masque nous a été donné dans une pochette de plastique, avec, pour les pieds trop froids des chaussettes, et un pathos de couverture

Tu dors et je jalouse l’iceberg de ton visage, sa flottaison sur l’hélium du sommeil… L’écheveau de tes traits, plus profond que les canyons du temps, plus labouré qu’une nuit de comètes… Mycènes aux yeux clos, offert aux spectres passants des aubes, des éons, à la lustration des bras tournants de majesté — quel songe du tout t’enveloppe ? Flaque d’eau noire de la dormance : la pluie fine du néant dessine un réticule d’alvéoles filigranées, fractales… Les particules impalpables fécondent le songe en infimes éclosions quantiques de pensée… Un frisson agite les commissures du masque de cire fusible… L’estuaire mi-clos des lèvres, les rives ciliées… Tu souris… Visitation ? Un lis ? Vierge Marie de cinquante ans et de plusieurs enfants ? Soyons sérieux… Un pacte ? Un vœu, exaucé ? L’énigmatique animation de tes traits s’absorbe dans des enfilades de triangulations noires qui lentement défilent sur toi, te dissimulent dans ta propre évidence

Envols intermittents de photons : la nuit déchirée de leurs arcs électriques, puis plus rien. Coordonnés au long de la longue cabine, d’autres hommes de l’ombre, d’autres fuseaux abolis dans leur cocon de nuit, d’autres ombres tramées à l’onde de cette violente pénombre (écarquillée des phosphorescence subites… Markovs aux yeux de vide passent sans vieillesse, sans passé…), dessinent la religion sans regard d’un archipel de sommeil. L’espace euclidien se dissout comme une vieille dentelle

Mais nous autres veilleuses vouées, sur la tête d’épingle populeuse de la raison, à la garde d’un palais de verre, nous demeurons dans l’assignation d’une lumière inéluctable

(…cohérence de laser, corridors cloutés de signes… la théorie montre onze dimensions infinies étirées sur la corde de la seule syllabe…)

Nous autres logiciennes, l’espace, facetté de syllogismes, nous lave et nous épure, et puis cette ruée de machine nous rappelle de quoi nous fait âme… Peu de place ni de temps à l’humidité douceâtre des atermoiements, des sentiments, à la fermentation du corps rêveux dans sa gangue de terre glaise… L’être s’amincit jusqu’à l’arbre squelettique à l’entrée de la clairière, ses soucis caducs demeurés collés comme feuilles mortes dans la tourbe, là-bas, des chemins de l’automne. On souhaiterait d’avoir la force de ne plus les ramasser, un jour.

(« Welcome onboard, bienvenue à bord ! » : jovialité des « R » roulés au flot des Outaouais)

Tout mon être s’est étrangement simplifié ; tu dors et l’appareil sublimé, transparent démon-cœur, pompe jusqu’à mes yeux fascinés le minimum de vie qui maintient mon attention… Pour le reste je ne suis plus rien, dans cet air subtil, que veille patiente… Passent les heures dans un limbe, et l’oiseau d’airain comme un mythe à la rencontre du soleil

Peut-être ai-je dormi aussi, après tout ? Qui a là bas a ouvert le jour ? Exposé son cœur radieux, comme une anatomie pour un amphithéâtre de nuages ? Entés au méridien roulant de l’aube, nous survolons une étendue nébuleuse, ouate dominée à l’orient par les glaciers miroitants de la montagne du jour… Un débord de l’aube recouvre d’un champ croisé d’ondes cristallines les fluctuations de la mer de nuages, griffe de scintillations la myriade des crêtes… A l’horizon des phénomènes la lumière se perd dans le halo raréfié où s’approfondissent ses radiations bleutées, pour ne refléter plus que le diamant noir de l’espace… Le reste ne nous regarde plus; la matière n’y est qu’un signe parmi d’autres, un résidu d’équation à la marge d’une page… Une asymptote… Courte orbe du sens, notre condition : nous n’étions pas faits pour assister à ces fastes glacés, surliminaires… L’esprit, un, mais nous, reliés pour le meilleur et pour le pire au corail des occupations humaines à ses animalcules incarnés, soufflants et trébuchants, là-bas, sous le couvercle de nuages

L’aube impure et tâchée déjà levée sur l’Europe et l’Asie, les peuples doivent être déjà en travail : les familles électrifiées de l’urgence du jour, les atomes humains à différents degrés d’activation ou de consumation dans le bain réactif journalier

Tu dors, comme l’œil mâle de plastique, impassible, clos à l’apothéose de clarté… Ne filtre, de ce qui se joue à l’extérieur —l’énorme mêlée des titans océaniques du jour et de la nuit, l’explosion orgiaque d’énergie, sur le métal glacé de l’aile extraite de la nuit— qu’un anneau de lumière qui va s’enlargissant sur toi, remonte vers ta joue, semble élire ta tempe, s’y résorbe en un signe… Etrange élection, subreptice, à tâtons – communication surnaturelle, prémisse, d’un exaucement ? Je me penche au-dessus du corps abandonné que tu es et ma main rencontre le hublot si froid, je l’ouvre à moitié pour ne pas t’éblouir

My God… Si j’avais su quel appel au géant de lumière

L’effet de la clarté sur les parois est irrémissible, l’œil-plexiglass gémit sous la pression qui le force, une transparence absolue se répand dans la cabine passant, à travers moi, sur tous, sur tout tissant une apocalypse minuscule, cosmique, de rencontres en faisceaux… Tout dévoré d’éclat, tout unifié, et il n’y a plus que moi, observatrice de cristal, et les autres êtres de cristal désemparés…

Notre conscience, une intimité impossible sous ce déshabillement impitoyable du jour … Nos jardins secrets embrasés, notre caverne d’intériorité, gouffres du passé, comblés de lave…

Et toi qui dors, un demi-sourire aux lèvres, couvert d’or, et l’intercession du hublot entrouvert coupant ton visage d’une grande ombre sphérique, le couronnant d’une étrange coiffe de souverain antique ou de dieu fou… Tu dors, ta respiration est invisible, une statue ne serait pas plus immobile, luisante de dorures dans les ombres d’un temple…

Tu dors, et ne verras pas étinceler les montagnes blanches… Montagne toi-même devenu, travaillé au corps par les attelages microscopiques, les milliards de chars, les cavaliers innombrables, du seigneur de clarté

Des batailles sur ton front, des sagesses sur les ailes de ton nez, les amandes de tes yeux caressées de civilisations éteintes… De quelles idées nous transfuse cet astre qui cuit le ciel autour de notre cigare de fer ?

Tu dors et tu te couvres des sucres de la sagesse, des cristaux des affrontements mortels, de l’essaim d’étoiles polaires des destins… Où, sur quel côté versera ton char, dans la mêlée des pensées ? Sur l’aile, nous tournons, tout tombe

Rêver, agir, quelle différence, pour un cœur dilaté à la mesure de toutes choses… Et si un jour ne serons plus, avant un instant de virée affolée nous fumes, inaltérables, ces êtres de lumières, perdus d’eux-mêmes, purs faisceaux pensants, de particules et froides libres, affûtées comme la raison, vibrantes en liesse dans l’espace — lignes de conduites, principes, idées échappées du sel des équations, enroulées aux caducées des rayonnements éternels…

Sagesse de l’éclat minéral du temps, des éléments simples reçus et acceptés, néant du néant en feu et lieu…

Puissions-nous, de cette effusion de soi avoir ramené sur terre un peu de la paix des phénomènes

Plus tard nous marchons sur le tarmac mouillé de la cité industrieuse ; plus tard mal dégagés du songe, ne sachant qui, de nous ou des êtres préoccupés et justement besogneux qui nous environnent —indigènes de ce lieu étranger, semblant nés du sol et comme les Larves de ce triste séjour— étaient les vrais fantômes… Mais rien ne m’étonne plus que l’éclat enjoué de ton œil… Et puis un halo t’entoure encore faiblement, te découpe sous le catafalque de pluie la silhouette bizarre d’un souverain antique jailli d’un bain d’or fumant ou d’un dieu fou prompt à danser dans la foudre

Je me retourne, l’avion dégorge toujours, du haut du grand escalier à lui apposé, sa cargaison de brindilles animées, squelettiques dorées luminescentes, enveloppées d’un halo de chair translucide

Tu fumes sur le tarmac

Plus tard encore, sous l’envolée des coupoles historiées du grand hall d’arrivée, c’est le premier afflux de data triomphales

Nos smartphones répandent une pluie de thalers et nous dansons sur les dalles serties de pierreries plus grosses que des couronnes de Habsbourg

Est-ce ce que nous voulions ?

Tes talons lorsqu’ils heurtent le parvis font jaillir des gerbes d’étincelles aurifères

Circonspection distante de notre comité d’accueil, leurs bienveillances de circonstance figées en rictus sous l’acier des lunettes

Qu’as-tu souhaité dans ton rêve ? me demandai-je avec effroi… Les noms des villes tombent en poussière des écrans

Et moi, complice… La portière luisante de la Limousine m’offre le miroir de nos rires sauvages

Les cœurs des hommes se résorbent dans la terre

Un dernier train, somptueusement vide, son plafond nous fait voûte comme les salles des coffres des antiques banques méridionales

Tes yeux jaunes si métalliques que j’y entrevois le reflet de mes propres yeux de métal

Autour de nous le paysage sans lumière trempé d’eau



Toutes les Jaculations Nocturnes et Diurnes

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Coronablog 8: le vélo et la mort

« J’achevai la première semaine et j’atteignis les vacances, je sortis de ma cabane pour la première fois, en titubant, la tête sonnante et vide. » A partir de là, le mieux est que je laisse la parole au « moi » que j’étais, tel qu’il a tenté de se consigner dans un journal manuscrit en ce début d’avril de l’année du covid d’occident (il y a une phrase que je ne comprends plus) :

« Fin provisoire du travail en ligne. Epuisement Je pars me promener. Au matin, peu assuré sur mes jambes. Le paysage vibre en harmonie avec moi, ou plutôt c’est une disharmonie générale qui perturbe les roseaux, agite les champs d’herbes jaunis, et entraîne dans sa vibration désagréable les tonalités du ciel gris. Au fur et à mesure que j’avance me reviennent les forces, l’assurance du sol, peu à peu. Pourtant le sentiment est d’être passager de ce corps plutôt que de lui être consubstantiel.
Au bout d’une première partie du chemin (vide, personne), sur une savane, un arbre de grandes dimensions (le tronc aussi large que celui d’un jeune baobab de Madagascar) frappé et brisé (par la foudre ?), éventré comme un coeur d’artichaut au milieu de ses branches, lesquelles retombent en bouquet autour du tronc brisé… Mais vivant… Encore plus vivant d’être devenu ce prodige…Puis je continue et sur ma droite je découvre qu’une aube d’eau pure et fraîche s’est levée du matin, entre les touffes rouges des sumaks: le lac, mais dont le contraste épure la couleur…


Au bout de 45 minutes de marche, fin de ma route, une jetée barrée d’un ruban de plastique jaune avance sur une étendue grise et peu inspirante… Entre deux langues de terre le regard se perd, puis sombre, dans un horizon gris indistinct… »

Au retour j’apprends qu’un ami de longue date – l’un de ces amis que l’on a connus si longtemps qu’il semble que nous avons partagé le temps, la vie, l’expérience d’être, telle qu’elle s’offre similaire à toute une génération, ce front de la conscience qui roule vers un bord inconnu – que cet ami est entré en réanimation à l’hôpital, frappé par le virus avec toute sa famille. Forte inquiétude, peine, j’ai du mal à en parler à mes proches sans pleurer… Toutefois la même journée j’apprends aussi que l’un des deux ou trois voisins présents de la Viking Marina pourrait me louer un vélo VTT pour la semaine : ô joie, ô oubli du calvaire de l’ami !
Je voudrais pouvoir me réserver le blâme de la futilité, mais je doute que me soit propre l’inconséquence: notre conscience est apte à bondir comme un cabri, comme une particule quantique, entre ses différents niveaux…


Lien vers Coronablog 7: La Caverne

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Coronablog 7: la caverne

Je n’ai presqu’aucun souvenir de ma première semaine à Waubaushene. Tout juste des alternances de lueurs brisant à travers les couches épaisses d’un ciel lourd, et d’ombres au contraire appesanties, géantes, sur le paysage immobile du lac, des roseaux et des boues. Car mes journées étaient courtes, et entaillées de périodes de récupération: dans la nuit, du milieu de ma cavité de lumière, je participais en effet, de la besogne qui est la mienne, à l’activité de la fourmilière humaine, sous le seul témoignage de la lune univoque, et réchauffé par les flammes kitsch d’un faux poêle à bois. Au risque de décevoir je dois avouer que je n’ai rien vu durant mes nuits de veille: ni coyote ni cerf, ni ombre errante sur la rive, ni barque mystérieuse flottant sans la troubler sur la surface du lac: juste l’écran sur lequel j’avais les yeux rivés. Réduit que j’étais à ma condition de rouage, maillon conscient de la chaîne humaine, animé par elle et y contribuant, de mon coin du cybermonde, ma propre étincelle de conscience. J’aurais pu, sans doute, prendre quelques jours de repos, justifiés par mon état psychologique et physique, et d’ailleurs proposés par un médecin. Mais je considérais qu’il appartenait à chacun des maillons de s’efforcer, de tenir la tension, autant qu’il le pouvait : si le devoir nous enchaîne, sa chaîne est aussi la chaîne humaine au long de laquelle nous pensons, nous vivons, nous existons. Enfin je croyais que j’apportais, aux jeunes gens à qui je parlais, – et à égalité avec les collègues qui avec moi formaient un cercle de présences et de voix – une rassurante familiarité humaine, qui pouvait les maintenir à flot dans leur isolement. L’inverse était vrai aussi: leur attention et leurs questions apportaient du sens à ce carré de boue où je me trouvais, et atténuaient mon isolement. De certains de ces tout jeunes gens je peux dire maintenant que l’adaptabilité qu’ils ont montrée, la ténacité, le courage, l’ardeur à apprendre dans des circonstances impropices, m’ont parfois ému jusqu’aux larmes.
Travailler la nuit, surtout au milieu d’une région presque vide, annulée par une obscurité totale, est étrange… Les aubes étaient belles, que je voyais se lever au dessus du lac durant mes quelques minutes de pause… Et puis j’allais me coucher, travail de la nuit accompli, au moment où le soleil passait au dessus des toits de l’autre rive (Waubaushene émiette ses quelques maisons devant un bras relativement étroit de la Baie Géorgienne, elle même découpe latérale de l’immense Lac Huron). Au réveil, évidemment tardif, les évènements professionnels de la nuit -travail régulier mais aussi conversations, réunions – présentaient la consistance mémorielle confuse du rêve. Pour asseoir ma pensée troublée, et commencer d’un libre plaisir ma période de vie diurne, je lisais Seamus Heaney, North (livre que m’avait fait connaître le dramaturge et poète canadien Richard Sanger, à qui je dois, en plus de belles lectures, certains des meilleurs souvenirs de ma vie à Toronto). Toutes les époques troublées éprouvent ou redécouvrent la nécessité de la poésie, même en France, où elle est tant ignorée. Le soir, ainsi qu’au cours de mes pauses nocturnes, je retournais à l’énorme epos de Jivago, qui m’emportait dans des forêts de Sibérie, lesquelles je ne pouvais m’empêcher d’imaginer être celles qui commençaient au bout de mon jardin. L’après midi je passais une grosse demi-heure à m’entretenir avec mon fils, sur Skype, de ses préoccupations d’enfant, et à nous réjouir de nos retrouvailles proches. Le reste du temps je travaillais, préparant les cours de la nuit suivante. (Je remercie aussi ici l’amie Bettina, pour m’avoir envoyé un message quotidien de soutien, agrémenté d’une photo de son footing matutinal au bord de l’Isar.)
J’essayais de ne pas me réendormir durant le jour, afin de pouvoir le faire mieux au coucher du soleil. La nuit je faisais une sieste durant les heures de déjeuner de mon méridien de travail, et d’autres plus courtes -10, 20 minutes- durant les petites pauses. Ainsi j’arrivais à totaliser 5 à 7 heures de sommeil fragmenté sur une journée de 24 heures. On ne dort pas ainsi naturellement – en tout cas moi je ne dors pas ainsi naturellement – et j’ai dû donc pour toutes ces semaines, relever mon organisme de ses fonctions de régulateur naturel du sommeil, et administrer rationnellement et chimiquement ma narcolepsie (d’où aussi le brouillard amnésique qui recouvrait, dans la journée, mes activités de la nuit précédente).
Malgré cela peu à peu je retrouvais le calme… Mon organisme, fétu déposé par une fusée de l’autre côté du monde, traversé par les jointures de ce monde et craquant de ses craquements, se recomposait dans la routine, la solitude, le silence et les lectures. Mon rythme cardiaque cessa peu à peu ses chamades. La terrible, exacerbée tension interne -nerveuse ou sanguine je ne sais- qui depuis des jours et des jours me faisait me sentir comme un robot hydraulique près d’éclater sous la pression de ses fluides déréglés, retomba pour laisser place à un épuisement plus naturel. J’achevai la première semaine et j’atteignis les vacances, je sortis de ma cabane pour la première fois, en titubant, la tête sonnante et vide.

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Ambroisie

Cy Twombly

  I

Sa confiance ! Et l’harmonie innée… Je m’abandonne au dos moutonnant de la mer, à l’orgie du ciel saturé de photons, et à l’enthousiasme sadique de cette petite créature, appliquée à m’enfoncer la tête sous l’eau

Pourquoi l’affinité si ancienne de l’éternité, avec la mer et avec le soleil ? Moi dans l’eau, et les bras de mon petit chéri, exalté d’une force illusoire qui est la convention du jeu, me tiennent à la surface comme si j’étais un fétu, comme si j’étais son jouet… Je ne vois plus rien dans la conflagration du soleil et des eaux, mes yeux brûlés de soleil et de sel, je suis à moitié noyé (ou je prétends l’être), j’entends seulement la voix hilare, piaillante – car le jeu est exaltant – et je sens seulement l’anse double des petits bras maigrichons qui me portent sans aucune hésitation quant à la possession et la libre disposition de cette grande masse paternelle, grande plus que le petit bonhomme de plusieurs fois

Et lorsque la vague – extrêmement attendue – vient, quelle joie, de me pousser dans le mol élément

II

Un glacis géométrique et miroitant s’ouvre devant mon front et je défaus dans le déroulé saumâtre de l’onde, mes yeux ! clos devant l’imminence du choc, se rouvrent dans le tumulte d’une héronnière de lumière

Au dessus, alors, sur la table déclive des eaux, quelle absence inconcevable… Quelle ! l’emphase inverse du néant… Une fleur d’oubli, sans tige, s’épanouit et croît et se diffuse en larges corolles incertaines, remous bouillonnants, puis languissants, puis rien… Il me tente d’imaginer le vent souffler, nonchalant, sur les eaux désertes de ma perte… Et que ce même vent indifférent, porteur des particules de mon souvenir, soufflera et hantera chaque grain de sable de cette vieille plage, sèche de la consumation des siècles, et qu’il soufflera aussi plus haut sur la grève, à la ligne des eaux là où gisent, parmi les morceaux d’huîtres, de palourdes, et les débris fades de l’anthropocène : la chaloupe renoncée de l’exil, et les coquilles vides des rêves qui furent rêvés en vain… Comme, un jour, à l’expiration des temps, le même vent soufflera sur la fraîche chandelle, le miracle de ta vie (et la pensée extrême et délétère que tu partages la fragilité de toutes choses, mon encore tout petit enfant, point comme une mort dans la mort)

III

Moi, c’est sans doute ma chute dans l’organdi liquide de la vague qui m’a infusé l’encre de ces spéculations morbides, mais pour Toi, à cette heure allègre de ta vie sous le soleil, l’Être est vivant, il irradie sur l’horizon il chante dans la mer, et ce que tu cherches absolument, ton apothéose métaphysique, c’est — de me maintenir la tête sous l’eau, tout au fond, si possible, sur le lit de l’arène invisible: victoire totale! triomphe éclatant ! Quitte à me piétiner, à me fouler sans pitié, à monter sur mon dos pour me soumettre de tout ton poids dérisoire : un pied entre mes omoplates, un autre sur mon occiput… Prise terrible ! imparable ! Impitoyable surfeur-naufrageur de papa que tu es… Et te voilà juché comme un héros sur la docile bête blanche domptée dans les profondeurs glauques, tel un de ces anciens dieux-enfants, porteurs du thyrse et montés sur le dos de dauphins, de tritons, d’hippocampes, que des marins désaffranchis et des mendiants intoxiqués assuraient voir cingler au soir des darses et des quais, sur le croisillon écarlate et tremblant de la mer, dans l’encadrement de ballots de myrrhe, d’encens, de sylphe (et autres autres mystérieuses denrées opiacées en « y »)

et dont faisaient rapport au poète public : concord des témoignages, consigne, estampille, sceau du pontife portuaire…

Lestez de ma preuve – si je remonte des profondeurs glauques -, le dossier de la capitainerie: car j’ai été moi aussi témoin qu’un enfant heureux est un petit dieu

Ton rire

              (et un enfant malheureux ? un pli sur le front de l’humanité, une incohérence fatale

               Croyants en un dieu créateur et bon ! je vous demande de rendre compte, par d’autre chose que des sornettes, du malheur des enfants !)

              ton rire engendre des oiseaux à l’oxygène du ciel: pêcheurs d’yeux de tranquille voltige, ils ne font qu’une bouchée du spectacle de mon absence. Moi, attardécoulé au fond d’un monde lourd et lent, aveugle sous l’ébattement des ailes de lumière, j’ai dans ma bouche le goût insipide d’une sourde gisance où dériveraient, à mon seul désir, les ombres de songes sablonneux, les formes vagues des regrets, des plénitudes oubliées

Mais la grande roue paternelle du devoir m’enfixe à une remontée prompte hors de cette caverne de mol abandon. Car si je prolonge la feintise de ma disparition plus que tu ne le voudrais : tu t’alarmes ! et je sens l’empressement poignant de tes petites mains prêtes à tout pour m’extraire de l’engloutissement qu’elles ont commis, et l’écho de tes cris non seulement m’atteint et me peine dans ma gangue marine, mais ennoircit l’humeur de la mère au rivage

Alors je resurgis, en monstre de bisous et de guili-guilis.

IV

Bien vite le monstre est arraisonné et recapturé et tu me remets face à la vague suivante — la vague toujours aussi captivante, la vague, même assombrie (une lune transparente partage maintenant le ciel), n’est jamais définitive, jamais ne clôt ton enthousiasme: quelle profusion de joie déborde de l’échancrure de la mer ! Le monde n’en finit plus de dérouler sa nouveauté, et l’on crie d’effroi feint dans l’écume ! mais la vérité !

                                                                        la vérité est que nos veines sont neuves et s’offrent à cette remontée du monde vers nos coeurs… « Toi et moi mêlés », Mallarmé dit ainsi dans son Tombeau d’Anatole, « toi et moi mêlés » nous nous laissons culbuter dans ce déferlement, dans cette danse du ciel et de la mer et de la lumière : une douce violence, un fracas joyeux qui désintègre dans les choses tout ce qu’elles auraient de double et d’obscur, et nous accorde avec le désaccord de sensations rapides et, changeantes, plus vite que les vaguelettes infinies… Vain le vouloir y fixer des formes, la vie est un tunnel d’écume, et main dans la main – pour que je ne te perde pas dans l’agitation de ce grand monde mouvant où tant de forces sont en lutte – nous y volons –papillons dans l’affinité d’un jour libre, âmes amies, éblouies d’un jour entier à vivre dans cette cascade de lumière –,

                                                           éblouies par les éclats de cristal du ciel éparpillé, par la dentelle extravagante de l’eau échappée de son assise et son poids où, dans l’acuité de chaque instant s’inscrit une myriade de détails évanescents – comme à la rosace des cathédrales à l’heure élue du soleil – détails ténus infimes précieux qui explosent dans l’air nu sans laisser sur nous d’autre sillage que la conviction, chez moi grave, chez toi évidente et négligeable, d’avoir vu au déclin de ce jour, à l’échéance du tunnel de l’âme, la nature étinceler de ses mystères… Telle une broche à l’avers du soir

(Incertaine la matière ; prélude, le temps

Étincellements instantanés et sans nom, virgule d’un sourire abandonné)

V

Alors que mes mains d’adulte flottent perdues entre les mots et les choses, au ciel de ton regard d’enfant roulent les phénomènes : l’instant s’émeut inaugural, monumental, et le rideau indéfiniment se lève d’une scène sidérante où tonne le monde sur la scène du monde, où la sensation bouillonne, où des oves de lumière – aurores nomades débandées par le soir – passent, sur le ventre gravide de la mer…

Au ciel un frai pulsatile d’étoiles se décrypte au défilé de tes cils

Quel usage fais-tu de tout cela ? Comme les enfants doivent avoir de grandes âmes pour que s’accoutument à leurs miroirs, et s’entrechoquent sans les briser, de tels phénomènes inouïs… De telles âmes Gargantuesques, les âmes des enfants ! qu’à leur miroir le monde s’élucide, en dissolvant ses masques de Gorgones, de Griffes, de Séleucides

Car si j’aperçois, moi, de ma vieille hauteur lasse, et si je crains pour toi, un jour où tu seras loin de moi, les éclairs, le chrome des griffes des fauves de l’horizon

           toi, écuyer de l’innocence, tu ne vois déferler sur les flots, du lointain profus de l’horizon, qu’un gentil moutonnement de tigres de coton — troupeau ami qui pousse dans tes mains ses mufles de velours

L’offrande du monde est vive, elle se prend sans attendre ! il n’y a pas d’autre temps, patient – invention drôle des adultes – dans le vestibule du présent: don du monde, l’instant… le monde naît du tison de ton regard… Le monde, sa muraille de merveilles, s’élève de ton regard — prodige

VI

Et de cet univers de fastes, d’enchantements oubliés de moi adulte, à ton plaisir tu soustrais le temps, au calme temporaire d’une récession des eaux, de me glisser sur l’onde d’un sourire ravi, d’oeil à oeil, un reflet

Quelle clarté remonte alors l’axone de ma vie ! transperce les écailles de calcaire, éblouit les chambres intérieures où végétaient (mornes équations de Huyghens) de si lasses optiques… Avoir six ans! enveloppé de ta joie, rénové, à nouveau haut comme les trois pommes dans un monde vierge, géant, inexploré, où chaque objet flotte dans son halo de nouveauté, éblouissant sous la canopée de son être miraculeux

Campés aux avants d’un navire, d’un peuple, d’une pensée, d’un rêve, les faiseurs de monde ont dû connaître cette résurrection en eux de leur enfance lorsque se levait l’aube sur la terre longtemps cherchée, ou la réponse ardemment espérée, ou l’accomplissement de la promesse

Tel – éclatant, bouleversant – a aussi dû être mon propre monde à l’orée de ce tunnel où se fore une vie

(orée pour moi si vite et tristement assombrie : violence des mots, des gestes – outrance et indécence – saccage sans vergogne, négligent et bête, d’une enfance… Je voudrais protéger chez toi ce foyer de joie de l’enfance, et qu’il t’habite longtemps)

(et c’est de nourrir ta joie qui fait que je ne vis pas en vain, que je m’accroche encore à ce surplomb, à ce rebord)

VII

Mais quoi! tu m’appelles? Tu as raison: que dérivé-je encore dans les espaces quand le jeu, le jeu est infini ! S’il n’en tenait qu’à toi le jeu durerait plus que ne dure le jour, en tout cas beaucoup plus que la fomentation, en ton papa, des habituels desseins lamentables et trop tôt survenus, des adultes : retourner à la maison, dîner, se laver, se coucher

Incompréhensible Léviathan de préoccupations subalternes !

Alors, l’instant étant précieux de notre harmonie alors, une fois encore, une fois de plus pour ta grande joie, je te laisse me plonger sous la vague, dont une fois de plus tu m’extrais, pour me porter à cette hauteur d’enfance d’où j’ai de longtemps déchu… Derechef bisous et guilis-guilis

Ah ! si l’on pouvait jouer toujours, ah ! si l’on pouvait flamber toujours, dans ce soleil, dans cette journée belle et sèche comme un collage de Matisse, où la joie crépite dans les seules dimensions de l’espace, où la flamme du temps s’est immobilisée mordorée et belle dans sa dévoration

(et toi petit corps luisant corail fragile et ruisselant affublé de bras secs et nerveux encore mal coordonnés pour répondre aux provocations de l’eau)

Qui jamais ne joua avec un enfant, je lui fais peu crédit au commerce de l’âme

VIII

Mais, savons-nous à quoi nous jouons ? D’autant passionne le jeu que s’étire à son feu un cristal ramifié de significations

Certainement, moi, écolier aquatique de ton innocence, joué-je à renverser la pente de la perte, à ce que le temps – sur sa flèche et ses équations et dans les alvéoles de ses invisibles exterminations -, recevrait licence et ordre d’un cours inverse, d’annuler ses marques et ses amputations, et comme en s’excusant, de me remettre en mon prime élan

Mais s’il ne s’agissait que de cela, toi, poisson-pilote de ce jour qui à bien des égards est le tien, jouerais-tu avec moi à jeu si désespérément futile ? L’enjeu ne te retiendrait pas, pas un instant ! tant s’en faut que la flèche du temps ne te devînt adverse : au contraire poussée propice qui d’enthousiasme te porte vers de plus hautes tailles dans le ciel, d’autres forces à éprouver, et tant de secrets, dans leur pleine nudité, à découvrir, tant d’autres jeux, d’autres parties, et plus âpres et plus intenses

Le jeu a ses compartiments où sommes séparés. Mais nous jouons ensemble la partie rassurante de ton éternité, mesurée à l’envisageable de ma perte

Car, cependant que le fort-da de la vague me congédie au règne des choses périssables (d’où tu te donnes la puissance de me rappeler, ma disparition produirait béance trop terrifiante), toi tu demeures, petit géant d’orgueil natif, surplombant la dévastation marine cette confusion bleue qui répand autour de toi ses muscles couleuvrins – grouillement reptilien imbu de nuit et entrefilé pour l’heure d’un unique long ru de lumière –, hors d’atteinte des mouvantes incertitudes… C’est à peine si ton ombre frissonne

             (de toutes façons tu n’aimes pas ton ombre, qui aime ce sombre rappel de notre obscure assignation emmi les choses ?)

IX

Et ainsi jouons-nous la scène du jour où, fatigué, le monstre de guilis ne resurgira plus de la vague ; ce jour où t’écherra la charge de ce monde —charge de merveilles, de maux, d’effrois… Le jour où tu te trouveras plus grand que la vague, mais moins que le ciel… Nous jouons au jour de ma mort — retentissement des conques de la mort dans les anches marines, dans les registres roulés de mousse, sous le ciel impartial de l’été

J’accepte que je passerai, et que tu jouiras, au delà de moi, de la beauté de cette grève, du gonflement de l’esprit des eaux, du murmure du ressac rempli des craquements prescients de la fin des choses

Nous répétons inlassablement cette certitude sacrée, cette nécessité de logique : qu’au dernier « couic » de ma corde un jour pincée par une Parque aux ongles peints, demeurera pour toi cette autre fluence, la bienveillante la maternelle… Marée sans fond ni condition qui nous baigna de son lait d’étoile et nous accompagnera, de bon et de mauvais aloi, jusqu’à l’immersion au mystère des fonts derniers… Ô hommes orgueilleux et ombrageux qui à l’instant de votre mort appelez votre mère

(Je ne sais si les femmes, porteuses de l’ovaire, éprouvent aussi cette angoisse mortelle du fruit au moment de tomber

Peut-être le mâle est-il par nature détaché du grand tronc)

X

Mais pour l’heure nous ne voulons que tu saches : qu’il te faudra passer aussi sous la vague trouble, où rien n’est certain, ni le bien, ni le mal, ni le triomphe final des gentils, ni le sens à donner à cette catastrophe sans fin déroulée ; et que parfois continuer à vivre n’est plus qu’un instinct sans ardeur ; et que ce monde n’aura qu’un temps ; et que ce temps, en vrai, est sans retour

(Pour l’heure s’épanche la marée maternelle d’une présence attentive, vêtue d’un sari, sur la plage)

En ce jour privilégié de notre jeu, je veux retenir et le temps amer et la ruée tragique et dérisoire du monde — je : gardien, paramort, sur le chef emmêlés de qui les serpents de l’écume et la foudre

Car, dans les anfractuosités du ciel et de la mer, l’astic à mille têtes proclame la Dame du Couchant

Puisse t-elle respecter les successions, les délais impartis par les rescrits de la nature

Qu’elle m’enveloppe à ses termes, mais soit-elle assez lente à son dessein, la Sinueuse, l’Enveloppante, pour qu’avant l’éclosion en moi de son bouquet de corruption, toi et moi notre soûl ayons eu de jeux et d’amitié, et de banquets, à l’entour des tables du monde

(tables des phénomènes, de la beauté, des connaissances, tables infinies des pensées et des formes)

et que ma destruction soit assez lente, graduelle, pour que je puisse être présent aux collations des grades de ta vie

XI

Le ciel cependant pèse d’un bleu plus pressant et le vent, possiblement ravi vers de plus claires longitudes, semble se désintéresser du jeu. Les vagues sont trop molles à ton goût, tu entreprends de stimuler cet univers léthargique par de grands moulinets de bras —Shiva de poche recréant le théâtre, qui tant te plaisait, de la confusion et des énergies flagrantes

Noria, arc, de gouttes d’eau d’un côté s’élevant vers la transverbération à la rencontre plus haute des derniers rais de lumière, de l’autre retombant et mourant à leurs formes après une dernière grimace solitaire, liquide, de regret d’avoir été si fugaces

Puisque l’attirail de la mer, dans ses rôles de grand-guignol, nous manque, qu’à nous ne tienne d’imaginer que ces restes clapotants, ces médiocres renflements de baignoire impotente, sont des montagnes d’eau ! que l’équilibre n’y saurait sursoir ! que nos cris ne font que se confondre avec les broiements de l’océan furieux s’abattant sur la grève ! et y faisant voler le sable par grands paquets mous

Et les varechs ! et les coques de naufrages affreux ! et les phoques hurlants arrachés de banquises indicibles ! Et moi aussi alors je partirais, inexorablement happé par la succion du maëlstrom affamé… si ta main héroïque ne me secourait une fois de plus ! Si une fois de plus tu ne me sauvais d’une fin indescriptible de hachis tournoyant, exposé à la voracité des grands requins blancs

Que le jeu soit léger pour ses derniers moments, pur et clair dans son dernier bouillon, que ses symboles ne pèsent pour finir, à la balance du sens, plus qu’une poignée de poissons d’argent, sequins d’écailles, reflets changeants, tremblantes inscriptions au flanc glauque des eaux

Et qu’il eût fallu capturer dans leur agile glissement, avant que les pleins et déliés et la vive signifiance ne s’éparpillassent en poudre légère…

XII

Ainsi avons-nous joué, père et fils, tourbillons d’eau et de sable, têtes creuses, atomes de joie – l’un, poussière, et l’esprit comme une luminosité oblique sourdant quelque part de quelle échappée de quel spin de quel électron, lui, né en partie, tel qu’il y paraît, de la même poussière animée de l’autre… Et si frêle ce qui nous lie imparfait ténu sous le soleil des phénomènes assignables et fixes tandis que nous, devrons tomber, pétale après pétale, comme la rose n’est plus, mon petit chéri de chair périssable (et je sais en moi le palais de vent et d’eau où tournoient dans l’intime, comme deux mystères liés, comme deux masques de la même incertitude, vie et mort): deux humains c’est-à-dire: deux colosses de nuées parmi les choses c’est-à-dire: deux souffles éperdus au point de fuite de leur perte

Cependant le soir s’approche, les vagues bien qu’amoindries prennent un goût de tisane amère, c’est à croire qu’elles songeraient à réclamer un dû à l’issue d’un si beau jour… D’ailleurs leur roulement s’est, sans qu’il nous parût, cristallisé de raideur frigide et tu frissonnes, tout piqueté de froid…

L’élastique du jeu nous l’avons tendu jusqu’à ne plus pouvoir, mon petit chéri, il faut savoir renoncer avant de rompre

(Mais comment te ramener de cette trémulation orgiaque, comment imposer à cette joie insensée le renoncement, la connaissance de sa mesure ?

T’ouvrir plus tard cet espace intérieur où le sang, aussi, peut s’élever en tempête : l’art)

Pour l’instant, plus expédiente manière malgré tes protestations : hop! sur les épaules, et sur le sable le petit fardeau criaillant, bien vite consolé par maman et retogé d’une serviette Paw Patrol

XIII

La berge s’avère clémente et douce et nous tournons le dos au grand lac désintéressé de nous, obscurci de ses pensées nocturnes qui ne nous concernent plus

(Quelques pêcheurs espacés, vigies du soir parfaitement immobiles, tentent d’en capter le secret par le truchement nerveux d’indiscernables filins)

Certes il faut ranger les moules à châteaux et les pelles qui creusent les belles douves, mais dans l’air doré et doux le tableau – l’avez-vous remarqué, amis, amis de la lumière de l’aube et de celle du couchant, esprits amis de l’eau et de la clarté, amis qui nous avez regardé jouer ? – le tableau d’un instant heureux s’illustre d’éternité

Pour ces heures à la fois insignes et futiles, il nous semblera qu’il n’était pas vain d’avoir été, d’avoir voulu persisté

Familles, vous l’avez tous connu ce cortège comblé où le soir se résout: on abandonne le couchant derrière soi, les pas sont heureusement las ; sur la pelouse de graminées remises à la mansuétude du vent et de la rosée les silhouettes éparses d’autres groupes attardés, arrondis de besaces et pointus de parasols, se détachent dans l’arrière-fond des dunes, – et tous remontent laborieusement la longue plage, en chenilles processionnaires composées d’un nombre varié de segments — un membre divague sur le terrain grignoté d’ombres, on essaye de garder les enfants propres mais le petit n’a de cesse de se rouler dans le sable — jusqu’au point où les chenilles tâtillonnes s’extraient du crépuscule et convergent vers le parking

                                                             où, dans le contact avec le plastique et le métal des véhicules, sommées de reprendre leur consistance quotidienne les créatures légères de la journée, les êtres de vent et d’eau qui s’étaient crus greffés au bleu du ciel revêtissent, pour prendre le volant, la morne casaque de l’ordinaire

(on aura encore la ressource de rouler lentement sur la digue entre les eaux jumelles, de s’enivrer encore un peu du sel de l’air, d’envier l’accointance des flamands et des cygnes, des chevaliers, avec le menu gibier des eaux pourpres, et les ombres tutélaires qui lentement se lèvent d’entre les salicornes pour prendre possession de la nuit. Il s’évidence que des esprits anciens sont résidents de ces lieux, et qu’il les leur faut restituer à l’heure de l’abolition vespérale, de la tombée de rideau des affairements diurnes

Dans la distance et le soir les petits bâtonnets noirâtres qui figurent les pêcheurs espacent la semblance, irrégulière et vestigiale, d’un propylée antique. Entre leurs colonnes rongées de temps et de nuit des ombres diffuses rampent et se condensent

Pêcheurs devenus êtres intermédiaires, à cheval entre la terre et l’eau, entre le présent et le passé – le visible et l’invisible –, à demi confondus eux-mêmes dans l’attrition des dernières lueurs

Qu’entendent-ils ces commissaires de la nuit? Quels sels tisonnent-ils aux flammes dernières de l’océan ? Quels secrets exhalés par la bouche ronde des poissons ?

Quant à nous l’instant propice et vacillant d’une révélation est déjà passé – s’il fût jamais

Et sombrent aussi les hommes de poisson, absorbés par l’effacement

Signes désormais réunis à l’indistinct de leur objet

(Lumière de ténèbres, entre les eaux)

XIV

Le parking, tête de pont de l’envahissement l’humain, ne renferme plus que du vide dans son enclos irrégulier et incertain, sauf, émané ici où là de l’obscurité du sable humide, le halo géométrique de quelque véhicule abandonné à l’enlisement (des campeurs illégaux doivent nicher quelque part immolés à l’obscurité, tentes et corps et biens hors d’atteinte de la maréchaussée, sinon de la marée)

Désertée, la vieille grève latine, dans sa robe de lune, ses relents de garance et de garum réveillés par l’humidité du soir (embouchure proche d’un fleuve tumultueux) occupe tout l’espace de lune blafard de sa présence luminescente, femelle, hantée

Et la vision est presque perdue, à l’heure où les ombres des hommes se perdent dans les ombres des dunes ? D’ouïe, par contre, qui sait tendre la terce oreille entend que des voix naissent sur la basse rive, à l’émulsion de l’écume et du sable : échos de voix anciennes, apaisantes et tranquilles, à qui l’on se confierait comme à des fantômes chers

Voix de centurions lotis au soir de la carrière, conversant à la brune sur le rivage pacifié… Ingénieurs militaires et civils… Arpenteurs municipaux, architectes mandés d’outre-montagnes… Villégiataires, sybarites portés à dos d’hommes, grands délirants à la recherche de tellines, mareyeurs, paludiers, marins-salants — ouvriers de deux mille ans défunts dont l’industrie fit ce monde d’eau et de sel, donné de main en main

XV

Claque l’ultime portière – c’est la nôtre -, la lunette arrière s’éclabousse d’un bouquet attardé de lucioles nostalgiques, nous laissons à leur concert et à leur paix les esprits du passé

Autour de nous dans les marais se consomment par milliers les noces grouillantes de la vie giboyeuse d’écaille avec les becs et plumes prédatrices, mais nous n’en discernons plus rien, ne faisons que les deviner

Avant la largesse des eaux fluviales la route de mer s’incurve et tourne devant le portail où sont les chevaux blancs

De plusieurs vérités pressenties ne subsiste bientôt plus que la perte, absorbée en goutte de lumière noire, au point focal du rétroviseur

                    et, dans l’habitacle saturé de sel, les peaux délicieusement odoriférantes, cuites d’iode et de soleil

(et clémentines, et cookies au chocolat)

A notre rebours des condensats de brume noire descendent vers la mer : les moutons laineux du temps, à la pâture de la rive nostalgique ?

Notre mémoire comme la mer s’ourle déjà d’une écume qui ne lui est pas propre : la vague à sa lèvre nous aura sussuré son secret, et instillé le goût sauvage d’un air libre, chargé de mer, paradé de chevaux sauvages et poinçonné de flamands roses

Et la conscience se découvre ouverte jusqu’aux étoiles du ciel — nacelle suspendue à la substance de l’indifférent Lécheur de Siècles

XVI

Peut-être n’étions nous que des masques peints sur le collage du ciel

Et nous passerons en lambeaux de nuages qui ne furent que formes de vides, jeux d’air et de vent

Mais ces gestes que nous avons été, ces instants marqués, signés, de notre beau souci, ne passeront pas

Scellés aux écritures du ciel

(Tes bras qui enserraient une assurance sans fond, ton rire tendant l’arc de l’instant, l’immense innocence de ta petite poitrine pour qui la mer n’était de trop)

XVII

Il est dit-on dans les grands fonds des êtres qui portent leur espoir sous la forme d’une lanterne

Appendice constamment balancé au devant de leurs yeux, dont la perte tragique les conduirait à une obscurité sans retour

Tu m’es, mon petit, cette grande lumière constamment devant mes yeux

Que je porte tout en la suivant

Et j’espère que lorsqu’il me faudra quitter définitivement le jeu – lorsque viendra la vague finale, l’essentielle –, tu n’auras plus besoin de moi

Et que je pourrai couler, sans regret, dans le grand fond sans retour.

J’aurais aimé laisser ici haut une lumière pour toi sur les eaux —un sillage, les traces éparses d’une chevelure de comète

le clignotement, quand bien même lointain, d’un phare

Mais je n’en ai pas trouvé

Il te reviendra d’inventer, de chercher, seul, non pas, peut-être, mais plein à ton tour

Du songe des morts (leurs attentions passées), des injonctions des vivants

Et des lueurs de marbre de l’énigme sur la grande chose verte

(XVIII)

(Dans cette tuerie répétée et hilare, jamais je n’ai douté de son amour)



Toutes les Jaculations Nocturnes et Diurnes

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Saint-John Perse… le regard !

« Nous connaissons ces fins de sentes, de ruelles; ces chaussées de halage et ces fosses d’usage, où l’escalier rompu déverse son alphabet de pierre. Nous t’avons vue, rampe de fer, et cette ligne de tartre rose à l’étiage de basse mer,
Là où les filles de voirie, sous les yeux de l’enfance, se dépouillent un soir de leur linge mensuel.
Ici l’alcôve populaire et sa litière de caillots noirs. La mer incorruptible y lave ses souillures. Et c’est un lapement de chienne aux caries de la pierre. il vient aux lignes de suture un revêtement doux de petites algues violettes, comme du poil de loutre…
Plus haut la place sans margelle, pavée d’or sombre et de nuit verte comme une paonne de colchide – la grande rose de pierre noire des lendemains d’émeute, et la fontaine au bec de cuivre où l’homme saigne comme un coq. »

Amers, Strophe, 3

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Coronablog 6 : Waubaushene, morne plaine


Huit heures d’avion sans voisin, presque sans voir personne. Je m’en contentais, mes émotions se décantaient. De toutes façons depuis des jours, depuis bien avant d’avoir réussi à embarquer dans cet avion, j’avais les nerfs à fleur de peau, toute interaction m’aurait été pénible.
Paradoxalement — bien que le confinement enveloppât de sa causalité le mélange isolé d’angoisse, de dépression, de confusion mentale et de tension nerveuse dans lequel je m’étais retrouvé plongé — le rapport avec autrui, que j’aurais dû ardemment souhaiter, était devenu un pharmakon ambigu qui provoquait la maladie lorsqu’il disparaissait, pour l’exacerber lorsqu’il s’offrait à nouveau. Sur l’aile de circonstances énormes qui me déracinaient de mes habitude et de mon quotidien, et dans lesquelles je ne pesais rien, j’étais retourné à une sorte d’état monadique, où autrui était un manque autant qu’un désagrément, une silhouette aporétique tremblante au bout du tunnel du Moi. Cette évolution n’avait rien de fortuit, elle correspondait à une régression vers une manière plus ancienne de moi même: à l’approche de mes vingt ans, je nourrissais la suspicion angoissée que tout, après tout, ne soit qu’illusion; étaient de même congédiées, avec le monde, les apparences peu convaincantes de mes semblables; l’attraction logique du solipsisme me faisait anticiper une solitude irrémédiable.
Parfois j’espérais me réveiller dans le vrai monde. Une série d’expériences extatiques probablement de mauvais aloi scandèrent ces fantasmes en me transportant dans des états où, hors du temps, en surplomb de l’être, tout mystère résolu et apaisé dans une contemplation omnisciente, je trouvais une paix supérieure, à quoi rien ne pouvait se comparer. Ces extases ne se renouvelèrent que deux à trois fois (je ne m’en souviens plus exactement), mais durant une année et demi elles eurent pour effet de marquer du sceau de la nullité et de la déception le reste de la vie. Durant ma Maths-Sup, le prof de Français utilisa un jour le mot « solipsisme », et posa la question apparemment saugrenue « est-ce que quelqu’un est solipsiste parmi vous? » Il nous méprisait presque ouvertement, nous scientifiques obtus, et je crois qu’il souhaitait surtout nous humilier en nous posant une question que nous n’avions pas le vocabulaire pour comprendre. J’avais levé la main, je connaissais le terme correspondant au vertige rationnel difficilement réfutable qui m’affligeait ; le prof eut l’air étonné puis me dit, gravement « eh bien je vous plains ».
(Il y a peut-être un lien, qu’il faudrait explorer, entre le solipsisme et l’étude qui occupait à l’époque la majeure partie de mon temps et de ma pensée, celle des mathématiques: recherche de certitudes hors de la matière, projection dans un autre monde architecturé par des structures abstraites, celles-ci également enchaînées et conditionnées par des séries de proposition et d’équivalences… Une apparence de circularité parfaite dont on sait depuis Gödel qu’elle est vouée à l’échec mais qui néanmoins se développe comme une alternative crédible face à toutes les incertitudes et fragilités de la chair…)
Ecrivant ce blog afin d’explorer et partager le constat que l’évènement (la pandémie, les confinements) par son choc révèlent les lignes directrices des personnalités, les histoires persistantes empreignant le présent, les continuités narratives de longue haleine sous le brouillard verbal – comme une veine de minerai, après avoir été exhumée et dépoussiérée, soudain sinue étincelante au grand jour d’un terrain informe – je me rends compte que ma difficulté à me concevoir hors du présent est sans doute fruit de ce doute de jeunesse (mon doute, « amas de nuit ancienne »…) devant la véracité du monde: à tout moment l’afflux de mes sensations est bien présent, mais que reste-t-il du monde qu’il est censé révéler, lorsque son prestige s’effondre dans le temps ? et avec lui toutes les structures pérennes du moi ? Il en reste des aboutissements narratifs, des histoires qui ne peuvent être réécrites, des mondes futurs restés possibles et d’autres devenus impossibles…
Ce doute de l’existence d’autrui et même de la réalité extérieure s’était dissipé vers la trentaine, comme je m’en rendis compte un jour en Guadeloupe lorsque, retournant chez moi en voiture après une séance d’analyse, dans un virage la réalité me sauta aux yeux. Rien n’avait changé, mais j’avais trouvé la foi. La foi en un réel extérieur. Il s’agit bien d’une foi, compte-tenu de l’impossibilité logique d’établir l’existence d’une réalité extérieure stable. J’étais devenu croyant ; croyant de pas grand chose peut-être au regard des minutieuses certitudes des croyants religieux : je m’étais finalement mis à croire au réel. (Croyance qui est peut-être une nécessité, sinon logique, en tout cas pratique, pour continuer à vivre sans sombrer dans la folie). Pourtant, avec le confinement, cette foi s’était effritée, la vieille fissure solipsiste s’était rouverte en moi. Et avec elle une immense fatigue à devoir composer avec la présence spectrale et souvent contondante d’autrui. J’ai aimé l’avion vide. J’ai aimé la quarantaine dans mon petit chalet de location, à l’embouchure de la rivière Coldwater.
(Pour les initiés à la Guadeloupe, le virage où j’ai trouvé la foi dans le réel était le virage des poulets dans le bourg de Vieux-Habitants… Le fumet de ces poulets et de leur sauce chien, qui imprégnait l’intérieur de la voiture même lorsqu’on avait essayé de ne ralentir que juste assez pour prendre le virage serré sans finir en tonneau dans les poulets, laissait peu de place au doute existentiel !)
Pprès les premières heures dans l’avion, et le film, je retrouve une sorte de paix. Plusieurs fois, transporté immobile dans la nuit, je pleure, ni de bonheur ni de malheur, mais parce que je vais enfin vers un horizon de sens. Comme j’avais accumulé beaucoup de retard dans mon travail, je m’emploie durant le vol à commencer d’écoper cette eau d’une barque professionnelle prête de sombrer. La pression du travail, transféré en ligne, n’avait en effet jamais cessé, alors même que le monde autour de nous ne résonnait que de peur et de drames, et que les barrières relevées aux frontières nous séparaient les amis, les parents, les enfants, sine die. Il y avait un abîme entre d’une part les ébranlements venus d’un monde en recomposition sur d’autres règles, d’autres modes de vie, et d’autre part une exigence de business as usual. J’essayais d’assurer chaque heure de mes services, mais quel soulagement lorsque le médecin m’avait dit « voyons! si vous n’en pouvez plus, nous vous ferons un arrêt maladie ! »
(Impératif de rester humain, envers soi et envers les autres, invisibles, dans la solitude. Durant les semaines suivantes quel que fut mon manque de temps, je m’accordais et de prendre des nouvelles de mes parents et amis, et de lire de la poésie au début de chaque journée. J’avais une anthologie de la poésie en langue anglaise. C’est ainsi que j’ai découvert Beowulf, et que j’ai pu admirer, flagrantes dans leur expression, les racines nordiques et germaniques aux sources de la littérature anglaise.)
Les heures apaisantes du voyage, bercées par le ronronnement du moteur, s’étant trop vite écoulées, j’ai aperçu enfin par le hublot le profil peu amène de Toronto, du côté qu’il se découvre à l’approche de l’aéroport: entrepôts, étagements d’échangeurs routiers, installations aéroportuaires sans forme, lotissements et terrains vagues, quelques grappes isolées d’immeubles récents ou en construction (le skyline vu des îles, sur le lac, a bien plus d’allure). En mars l’hiver au Canada est à peine finissant, il faisait froid, on voyait encore, sous un ciel bas et sombre, les plaques de neige urbaine sale qui n’avaient pas fondu.
Toujours en partie en proie à la sorte de court-circuit cérébral qui depuis des jours et des semaines m’empêchait de me concentrer, je n’avais pu travailler que peu efficacement, or dès le soir, la nuit en fait, à 2H du matin précisément, du fait du décalage horaire, je devais être installé et prêt à reprendre le travail en ligne, dans un endroit encore inconnu au bord du lac Huron, après trois dernières heures de route portant la durée totale du voyage à 16 ou 17H. Nous atterrîmes, j’étais arrivé, il fallait d’abord se concentrer sur les étapes prochaines, l’une après l’autre : méthode cartésienne mais aussi effort de concentration nécessaire pour que ma confusion des dernières semaines ne me fasse pas commettre d’erreur ou d’oubli: il restait plusieurs étapes organisationnelles à surmonter, d’où le besoin de n’avoir à l’esprit que la difficulté la plus immédiate, et de ne pas commettre de faux pas. (L’Ontario venait d’annoncer de nouvelles restrictions aux frontières et de fortes sanctions — jusqu’à 1 millions de dollars et 3 ans de prison – à l’encontre de qui ne respecterait pas sa quarantaine obligatoire.) La première de ces étapes était, évidemment, d’être admis dans le pays !
Au contrôle des passeports je reconnais la même jeune femme indienne qui m’avait mis dans la mauvaise file, lors de ma dernière venue dans le pays, quelques semaines plus tôt (semaines brèves mais durant lesquelles il semblait qu’un monde nouveau avait remplacé l’ancien). Cette fois, à mon arrivée, la salle est presque vide. J’attends derrière un homme qui a l’apparence d’un gentleman intellectuel quelque peu usé et me rappelle un ami de Toronto. Lorsque vient mon tour un jeune policier me pose quelques questions, dont certaines ont un air d’intimité et presque de curiosité bienveillante, mais font peut-être, qui sait? partie d’un arsenal destiné à discrètement tester la bonne foi des arrivants : comment avais-je rencontré mon épouse canadienne, quelles sont nos activités respectives de part et d’autre de l’Atlantique… Il me rend mon passeport, « bienvenue au Canada », me dit-il, avec un accent qui réveille les souvenirs des trappeurs français partis du Québec, qui les premiers explorèrent les grand lacs et y laissèrent des toponymes de vieille langue françoise – Detroit, Duluth, Des Moines, le Grand Portage – et souvent leurs os… En entendant cet accent je me souviens aussi de dîners au pub à Ottawa avec ma femme et mon fils, devant des rangées d’écrans retransmettant le hockey, tandis que nos voisins de comptoir – sans doute un prof et son étudiant de thèse – sont absorbés dans leur conversation en Français, au sujet d’une période obscure de l’empire romain… Au milieu de ma rêverie, de mes retrouvailles mentales avec le bilinguisme du Canada, on m’oriente vers une autre salle, un autre circuit nouvellement organisé, propre aux voyageurs arrivant des pays à risque, comme moi. Je me retrouve devant un comptoir et un autre jeune homme, muni d’un uniforme différent, lequel rappelle celui des rangers américains qui vous informent à l’entrée des grands parcs naturels… Je dois cette fois montrer plus de document, expliquer comment j’ai planifié ma quarantaine; le ranger semble soucieux de ce que je ne m’approche pas trop de lui pour parler, malgré mon masque et le panneau de plexiglas qui nous sépare. Enfin voilà que tout est en règle, il me fournit quelques information point trop stressantes sur les modalités de la quarantaine, et je suis autorisé à rejoindre le circuit normal, de toutes façons presque désert, des voyageurs entrant dans le pays. Je retrouve ma valise et je sors dans le hall d’arrivée désert, tout est fermé ici aussi: cafés, magasins… Personne n’attend personne, les quelques voyageurs sortis en même temps que moi se dispersent, je m’assois sous la nef de métal où résonne le silence, sur le premier siège que je trouve devant les portes d’arrivée – tous les sièges sont libres – pour contacter ma belle-famille indienne, savoir où en sont les choses, préciser la suite des opérations. Je n’arrive pas à les joindre tout de suite, j’attends dans la solitude. De rares employés en uniforme passent. Puis un étonnant duo de deux femmes orientales démasquées, très grandes, à l’élégance et au port de reine-mages, qui juchées sur de très hauts talons s’éloignent vers le mystère de leurs vies… Plusieurs couches d’irréalité se conjuguent et interfèrent : la situation générale, cette vision incongrue, le tremblement habituel des sensations dû au décalage horaire, la fatigue qui rend plus poreuse la séparation entre monde intérieur et monde extérieur… Je parviens à joindre la famille, l’émotion m’étreint en les entendant, ils sont si proches maintenant, cependant je ne pourrai pas les voir ce jour, et surtout pas embrasser mon fils, nous ne voulons prendre aucun risque, ni sanitaire, ni légal, et même les voisins du quartier pourraient s’inquiéter de ma présence si elle durait, tant la peur règne dans la ville, me dit-on…
Une file de taxi est à l’attente au long du trottoir noir et glacé… La cordialité initiale du chauffeur pakistanais ou bangladeshi se refroidit lorsque je lui dis d’où je viens; les yeux subitement assombris par l’inquiétude il se hâte de remonter le masque replié sous son menton. Derrière moi aucun autre autre client pour la file de voitures noires aux formes massives et arrondies. Nous partons pour la maison où vit mon fils, dans la « Junction », c’est proche. Quelques minutes plus tard, du porche de la maison je vois mon garçon au chaud derrière les bow-windows du salon; il me montre un jouet qu’il doit tout juste avoir reçu. Excité il sort brièvement sur le porche, en chaussettes sur le sol de bois, mais sa mère lui explique qu’il ne peut pas m’approcher aujourd’hui, il retourne donc jouer avec l’insouciance et la versatilité de l’enfance. Je charge dans le taxi des cartons de provisions pour deux semaines. Deux semaines tout seul, sans voiture, à trois heures de route de la ville. Ce qui m’attend est encore inconnu, et je n’ai aucun point de repli en cas de problème avec l’endroit que j’ai loué.
Nous reprenons la route. Banlieues, puis des plaines agricoles mitées de zones commerciales, puis des forêts de pins, paysage morne, neige fondue, il a plu. Je ne me souviens plus de ces heures, j’ai dû m’endormir dans le taxi. Nous nous sommes arrêtés pour acheter de l’eau, puisque le propriétaire du chalet que j’ai loué m’avait annoncé tardivement qu’elle n’y était pas potable.
Enfin nous arrivons, après avoir erré un peu, le GPS n’ayant pas dans ses données le chemin d’entrée à la Viking Marina de Waubaushene. Il a cessé de pleuvoir mais tout est boueux. Nous longeons une rivière envahie de roseaux, puis un bras du lac. Je suis déçu: il y a des maisons un peu partout, j’espérais la vraie nature. Les maisons sont vides, il y a des bateaux remisés dans les hangars en bois, et aussi pas mal de junk sur les frontyards. Le lac semble gonflé par les pluies et des débordements marécageux mangent le côté de la route ; depuis le début la lugubre monotonie des essuies-glaces accompagne le défilement des paysages. Finalement nous arrivons à ce qui sera mon refuge solitaire pour les deux mois à venir: une petite maison blanche défraîchie, en bois couvert de peinture écaillée, au milieu d’une mer de boue, qui s’interrompt plus ou moins à la route de terre cabossée et ornée de flaques, pour reprendre du côté du lac aux berges indécises et marécageuses. Au moment où finalement nous arrivions le propriétaire du chalet, un jeune homme à la tête coiffée d’un bonnet de noël, s’apprêtait à remonter dans son énorme truck rouge aux roues massives s’étaient enfoncées dans la boue, après avoir laissé la clé de la maisonnette dans une boîte à code. Le garçon se montre chaleureux, nous échangeons quelques informations de loin. Me voyant si urbain et si européen il s’excuse à l’avance de ce que le logement ne soit qu’un « cabin », et qu’en cette saison il soit habituel que le terrain soit un champ de boue, mais je le rassure: j’ai vécu durant des années dans des chalets dans la forêt, aux USA et aux Antilles, et je savais qu’au Canada ce serait la « cold mud season », j’ai amené mes bottes LLBean (judicieux achat de mes années dans le Maine).
Bon, je ne le reverrai plus mais nous parlerons au téléphone ou par courriel en cas de problème, et sinon je peux m’adresser à l’un des seuls voisins présents dans la « marina », un retraité Anglais qui y vit à l’année. Le truck s’éloigne dans un bruit de bulldozer en faisant gicler la boue. Sous la pluie fine et constante, le chauffeur de taxi et moi nous déchargeons les provisions ; je lui donne un pourboire de 50$ en plus des 300$ convenus, il me souhaite bonne chance. J’entre, je découvre que le logement est plus sommaire qu’il n’y paraissait sur les photos, on se sent plus dans un « trailer » que dans un « cabin ». L’eau du robinet dégage une forte odeur de souffre, comme souvent dans ces chalets du nord dont l’eau est pompée directement du sous-sol par un puits indépendant. Deux chambres dont l’une sans fenêtre, une porte arrière qui n’a pas l’air de fermer. Une galerie couverte, malheureusement non chauffée, ouvre devant le lac une rangée de fenêtre. Un faux poêle à bois à flamme électrique. Damn’ ! pas de machine à laver. En revanche sur le site internet, le propriétaire annonce qu’une section de la Georgian Trail passe juste derrière la maison, et que des canoës sont à disposition dans le jardin. Je sors sur la véranda pour étudier la situation et considérer le paysage, mais avec la pluie et la boue, et la nuit qui tombe, le lac ne présente qu’une allure sinistre. Surtout il est déjà 20H, il faut que je m’installe, que je me nourrisse, car à 2H du matin je reprends le travail. Je mets au réfrigérateur ce qui doit l’être, je prends une douche dans une cabine en plastique (je soupçonne que la maison n’était qu’un ancien abri de pêche, agrandi et aménagé à l’économie), je mange un délicieux repas indien qu’il me suffit de réchauffer, je trouve un drap et je le jette sur le lit de la première chambre. Il n’y a pas un bruit, pas une lumière, je m’endors immédiatement, vaguement conscient de la présence liquide de l’immense voisin lacustre.

Premier abord peu engageant.

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Coronablog 5 Voyage spécial

Fui… Un double voyage m’a conduit au salutaire et bel estrangement de soi.
Il est de commune sagesse d’en remontrer à ceux qui, négligeant – dit en tout cas l’observateur de commune sagesse – de s’affronter à leurs contradictions, à leurs noeuds intimes, à leurs douleurs électives, choisissent plutôt de partir vers un bel ailleurs, où on ne les y prendra plus. Avec cette remontrance que l’on m’a bien tôt faite, je suis en désaccord: il est faux je crois de dire qu’on ne résout rien en partant. Après tout Alexandre a tranché d’un coup d’épée le noeud Gordien, avant que d’entreprendre un très grand et très inoubliable voyage, et parfois – je dis bien parfois – mieux vaut rejeter nos nodosités internes à leur obscur, emmi nos taillis et sous-bois de basses strates, où il se pourrait bien qu’avec le temps elles se dissolvent, englouties dans les germinations prolifiques, les poussées et les fructifications anarchiques, les dérivations et renominations sauvages, qui là règnent. (J’ai lu que le noeud Gordien aurait été fait d’un bois de cornouiller.) Je plains ceux qui – ombres d’une ombre – accordent tant d’importance à la fade illusion d’être eux-mêmes, qu’ils ne peuvent ni ne souhaitent s’en détacher un instant.
La première échappée m’a été offerte, et ce n’est pas nouveau, par la littérature. Journal du 28 mars 2020: « Docteur Jivago: immense début, pathétique, tout de suite de plain-pied avec le plus grand tragique de la condition humaine. Si loin des minableries, de l’acharnement au détail plat et mesquin d’un livre français contemporain. » Durant deux mois Jivago m’accompagnera dans les forêts de bouleaux et les tempêtes de neige, ouvrant à un vent sauvage et vivifiant les voies communi(c)antes entre le monde du texte et celui que l’on dit « réel ». Si je l’avais lu dans un autre contexte le livre m’aurait emporté de même dans son tumulte, mais il se produit parfois – souvent – le petit miracle d’une adéquation entre ce que l’on vit et ce que l’on lit, entre les paysages intérieurs dressés par les incantations de l’auteur et ceux que parcourt l’oeil ; ou encore entre la corde tendue d’une émotion intime oubliée et la vibration d’une phrase qui vient lui rendre vie.

Ad Astra, film-voyage de la solitude

Puis le 30 mars je me suis physiquement échappé. A l’aube j’ai roulé ma valise sur les pavés d’un monde froid et silencieux; l’espace était dépeuplé par la peur. Dans ma pochette quelques laissez-passer d’ancienne et désuettes modes : lettres signées et certificats imprimés ! Affublé de la nouveauté du masque chirurgical j’ai embarqué dans une sorte de RER entièrement vide – je ne savais même pas s’il circulerait, ni si j’avais le droit de me déplacer, ni si un contrôle ne m’arrêterait pas dans ma fuite. Il n’y eut aucun contrôle, à peine s’il y eut quelqu’autre humain, sauf de rares silhouettes esquissées, dubitatives et méfiantes, en marge de ma vue ; peut-être s’agissait-il, se rendant à leurs offices, des travailleurs de ces infrastructures qui continuaient à fonctionner à vide. Car le wagon désert glissait dans le grand tube impassible de béton, dans les boyaux d’un monde inconnu ; et la plate-forme de changement de train était tout aussi vide, on ne savait même plus ce qu’éclairait la lumière des néons dans ce souterrain. « Ils » maintenaient tout en fonction, mais « ils », quels qu’ils soient et où qu’ils fussent, auraient pu tout aussi bien tout abandonner à l’obscurité. Les publicités n’avaient pas été changées et vantaient des magasins fermés. Enfin j’arrivai à l’aéroport, tout aussi vide et silencieux, avec ses esplanades livrées à la joie des oiseaux, ses commerces morts, barrés des rubans jaunes que l’on associe dans les films aux scènes de crime. Un seul écran en fonctionnement, où s’annonçaient une majorité d’annulations et aussi quelques destinations subsistantes, surréelles dans un monde pétrifié : Tel-Aviv, Houston, Toronto… Qui existait là-bas? Moi peut-être, bientôt ? Cages de verre glissant dans le silence, les reflets passent sur les parois d’une lumière d’après les hommes… Coeur mécanique paradoxal des trottoirs roulants, angoisse le silence… Portes fermées, partout : personne dans les longs couloirs et les salles d’attente démesurées, personne aux sièges tendus de rubans jaunes, les mêmes rubans jaunes que ceux barrant les portes des magasins et interdisant les tables des cafés.
Le masque aussi participe de la minoration du monde, en tranchant par le milieu le champ de vision. Comptoir. Une employée masquée et affairée, aux yeux plissés par le souci, procède à l’enregistrement: nous ne sommes qu’une poignée de momies anonymes à guetter en silence les gestes de l’opératrice… Puis d’autres couloirs vides à parcourir, et toujours cette impression d’être dans le monde comme l’unique passager d’un paquebot dont les machineries seraient activées en coulisse et en sourdine par un équipage invisible (j’avais fait autrefois un tel rêve d’un immense vaisseau interstellaire, vide, à part moi et ma famille). La derréalisation habituelle des espaces préalables aux transports entre les pays et les continents – lieux toujours en pointillés, abolis par les attentes et les anticipations de ceux qui ne font que passer – s’amplifie de leur vacuité et de leur clôture partielle. Dans la salle d’attente attribuée à mon vol patientent en silence, assises, éparses, d’autres momies absorbées dans leurs mondes intérieurs (ou leurs téléphones). Devant moi apparaît enfin, encore indécis, le tunnel de la délivrance – un coude en dérobe les directions à la vue, et le petit jour gris d’un matin qui peine à se lever, sourdant des lucarnes, ne mitige la pénombre que d’une lumière brouillée et sinistre.
Devant les bornes informatisées levées de part et d’autre de l’entrée de ce tunnel, un grand homme en costume, suant, les yeux cernés, procède à des vérifications; chaque passager est conduit à l’écart, il faut soudain de très grandes raisons pour avoir le droit de voyager. Je lui présente mes sauf-conduits ; l’homme, qui paraît plus fiévreux et accablé que n’importe quel malade éventuel qu’il lui faudrait refouler, me reproche quelque chose que je ne comprends pas bien: que je n’aie pas mes originaux d’actes de naissance, certificats de mariages, et autres !? Mais entreprend t-on un voyage incertain chargé des originaux parfois uniques de ses documents importants !? L’homme est très tendu, il téléphone à l’ambassade du Canada, me passe sans aucune précaution son téléphone professionnel, dans lequel il vient de parler sans masque, moi non plus je n’ai pas encore acquis les gestes du virus, j’enlève mon masque pour pouvoir répondre et parler plus aisément : au bout du fil j’entends un accent québécois, une voix d’abord suspicieuse puis chaleureuse, lorsque j’explique: oui Canada… habitant… Toronto… marié… enfant… donné des cours à l’université… nominé au Prix Trillium… Cette dernière mention emporte l’affaire, un escroc de hasard n’inventerait sans doute pas un truc comme ça ! La voix du diplomate coule comme un miel dans mes oreilles et sur mon coeur : lecteur cette phrase est bien kitsch, mais n’oublie pas que depuis des jours et des semaines je sombrais sans fin dans un cul de basse-fosse, et que cette voix m’accorde la sortie, la rémission ! Le diplomate s’étonne qu’avec cette longue et intime fréquentation du pays je n’aie encore jamais demandé la résidence canadienne, puis conclut en me souhaitant bon voyage. Je redonne son portable, peut-être couvert des germes mêlés de plusieurs passagers, au grand cerbère, qui s’agite encore un peu et se scandalise, veut convaincre son interlocuteur : comment mais il n’a pas ses documents originaux ! Qu’en a-t-il à faire de me laisser partir au Canada, et que je lui débarrasse le plancher ? Ne devrait-il plutôt s’en satisfaire ? Finalement l’escogriffe raccroche et me redonne mes documents, et ma carte d’embarquement : coupon du passage entre les mondes.
(Et tout cela avait été assombri la veille au soir d’un étrange et mauvais augure: alors que je rassemblais des affaires à la va-vite, un petit rouleau de papier avait sauté comme un diable à ressort… de je ne sais où ! Je l’ai reconnu tout de suite, et l’ayant déplié pour confirmation je n’ai même pas eu à le relire pour savoir ce qui y était écrit: « Stay where you are. At all cost ». Ce rouleau de papier, perdu depuis longtemps et qui ressurgissait si bien ou mal à propos, était un koan tiré au hasard parmi d’autres au temple boudhiste de Manhattan, en 2005. À cette période, j’avais pris la décision difficile de quitter la Guadeloupe ; en voyage aux USA avec S., qui y finissait son PhD, nous étions entrés par curiosité à ce temple et avions retiré chacun notre petit augure ; j’avoue que j’ai oublié celui de S., quant au mien il s’avérait étonnamment de propos: « Stay where you are at all cost. » – cela alors que je venais d’acter un nouveau changement de continent.
Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Je retournai au temple boudhiste des années après, en 2008, cette fois en compagnie de ma fille, qui avait dix ans, et alors que je vivais aux États-Unis depuis presque deux ans. Nous tirons derechef un nouveau koan du monceau qui jonche la base de la grande statue dorée de Siddhartha… Et mon koan personnel, celui que dans la description physique du monde deux séries causales totalement indépendantes avaient placé à la rencontre de ma main de voyageur, à nouveau admonestait : « Stay where you are at all cost ». Entre ces deux injonctions séparées de trois ans, j’avais déménagé quatre fois, et changé trois fois de pays, deux fois de continent…)
Mais je reviens à mes plus récentes pérégrinations. Un peu après que j’ai obtenu ma « clearance » on nous fait embarquer, en troupeau hagard, maladroit et tronçonné de distances sociales d’un mètre et demi. Je me retrouve finalement assis dans un Boeing presque vide. Il faut garder le masque. Je n’aperçois que des fragments d’un autre passager plus loin dans ma zone: toujours cette impression d’être dans un monde fantôme, dans des machines continuant à fonctionner pour personne ou presque. Même les hôtesses ne s’approchent pas et deviennent des effigies animées : plus tard l’une d’elles, au visage invisible sous le masque, me tendra de loin une boîte en carton contenant un sandwich sans goût. Mais partout, la feuille d’érable rouge du Canada: ce pays m’accueille pour la deuxième fois en des temps bouleversés. A la vue de ce signe du nouveau monde, après les mois de tension et de restrictions progressives de mouvement, de libertés que l’on croyait définitivement acquises, je me mets à pleurer. Comme le faisaient peut-être les passagers des premiers navires atlantiques, lorsqu’ils apercevaient une feuille d’arbre dansant à la surface des flots.
Durant le vol, seul, je travaille, puis je regarde un film… Ad Astra ! Brad Pitt flotte vers les étoiles à la recherche de son père, tandis que glissent sur son casque de cosmonaute les froids reflets du cosmos. Moi je suis un père qui vole vers son fils. J’ai organisé ma quarantaine obligatoire à l’entrée sud de la Baie Géorgienne, immense échancrure de l’encore plus immense Lac Huron, là où la rivière Coldwater alimente la baie et le lac. (Nous parlons là d’un lac qui couvrirait approximativement un dixième de la france, dix départements, en gros). J’avais recherché sur internet un endroit où je pourrai accéder sans véhicule à de la forêt et à une étendue d’eau. J’ai trouvé et réservé un « cabin » sommaire mais bien placé (les locations touristiques étaient interdites pour cause de Covid mais n’ayant pas de résidence en Ontario je ressortais de l’assistance aux réfugiés). Pour le reste je n’ai obtenu que peu d’informations (cliquer) sur Waubaushene, puisque tel était le nom de l’endroit où je passerai ma quarantaine. Le mot serait transcrit d’un langage « natif-américain » (je n’ai pas trouvé de précisions, mais il est logique de penser, vu la région, qu’il s’agirait du langage des Wendat, ceux que nos explorateurs ont appelés Hurons du fait de leur coiffure) et signifierait peut-être « la terre des marais rocailleux ». Le trappeur français Etienne Brûlé (un personnage iconique de l’histoire franco-canadienne) y aurait été le premier européen en 1610. Champlain y conduisit un raid Franco-Wendat contre les iroquois en 1615. En 1649 deux missionnaires jésuites français y périrent en « martyrs » des Iroquois.

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